Les minorités de la République

En lisant La Tartine de la semaine dernière, je suis tombé sur un article qui m'a fait réagir. Il contient cette phrase : Un citoyen n'est pas un vecteur, il n'est pas [couleur,religion,sexe]. À première vue, il s'agit d'une affirmation que, je crois, personne ne tentera de réfuter, et qui vient seulement nous rappeler l'évidence qu'un être humain est complexe et ne se résume pas à des caractéristiques comme la couleur de sa peau, sa religion ou son sexe. Cependant, ce qui se cache derrière l'énoncé de cette évidence, c'est que son auteur souhaite que nous fassions comme si ces différences n'existaient pas, autrement dit : la couleur de la peau, la religion et le sexe sont des détails ; aux yeux de la République nous sommes tous des citoyens, et c'est tout ce qui importe.

Je ne peux souscrire à cette vision du monde. Les différences culturelles, sexuelles ou religieuses, non seulement existent, mais structurent nos vies de manière fondamentale. Je citerai ici Fabrice Neaud : Tout réduire à des problématiques personnelles, c'est avoir une lecture naïve et plate du monde. Les grandes catégories offrent une lecture autrement relevée. Il est facile de se réjouir que tous les citoyens français aient les mêmes droits quand on ne se voit pas refuser un logement ou un emploi uniquement parce qu'on a un nom pas assez français ou une peau pas assez blanche, ou bien quand on n'appartient pas à la moitié de l'humanité qui est constamment oppressée et violentée par l'autre. Quel bien peut faire une égalité proclamée à ceux qui vivent quotidiennement la réalité de la discrimination et constatent amèrement que dans la République certains sont plus égaux que d'autres? Bien entendu, loin de moi l'idée de faire de tout mâle un violeur en puissance, de tout blanc un raciste colonialiste et tout hétérosexuel un casseur de pédés. Mais pour les victimes, les inégalités et la violence (sous toutes ses formes) sont bien réelles, et sont indéniablement une conséquence de leur appartenance à une minorité, visible ou invisible.

Devant un tel constat, la République devrait-elle détourner les yeux, se contentant d'assurer les mêmes droits à tous en espérant que cela suffise à instaurer une égalité de fait ? Non, car alors la démocratie risque de montrer son pire visage, celui d'une dictature de la majorité sur la minorité. Et même si les catégories humaines ne possèdent ni définition rigoureuse ni frontières bien définies, elles n'en existent pas moins, et la République se doit de les prendre en compte afin de tenter de colmater les brèches.

En ce qui concerne la fierté, si malmenée dans l'article auquel je réagis aujourd'hui, je conviens qu'il n'y a, a priori, aucune raison d'être fier de ce pour quoi [nous ne nous sommes donné] que la peine de naître. Mais cet argument me rappelle un peu trop celui que j'ai entendu bien des fois, à propos de la gay pride : selon certains, ce terme serait inadapté puisqu'il sous-entendrait qu'il y aurait une fierté particulière d'être homosexuel, voire une supériorité de l'homosexualité vis-à-vis de l'hétérosexualité. Dans un monde idéal, il n'y aurait nul besoin de gay pride. Mais dans le monde réel, où l'homosexualité est encore vécue comme une honte, et les 364 jours restants de l'année comme des journées de straight pride, le mot fierté ne me semble pas excessif pour rappeler que chacun peut relever la tête sans ressentir aucune honte pour ce qu'il n'a pas choisi. La fierté est pour certains le meilleur moyen de se réapproprier une identité, quelle qu'elle soit, qui a longtemps été vécue comme honteuse.

De plus, notre identité n'est pas seulement quelque chose que nous subissons. Nous la choisissons également, en partie du tout moins. Si nous sommes nés avec une nationalité, nous pouvons choisir de l'embrasser, ou de la rejeter, d'en choisir une autre, voire d'en avoir plusieurs. Nous faisons nos choix spirituels en toute liberté, même s'ils sont souvent influencées par l'éducation religieuse que nous avons reçue (ou non) de nos parents. C'est cet éventail de possibilités qui concourt à construire la diversité culturelle. Et pour ma part, j'ai envie d'embrasser cette diversité. Je refuse le statu quo selon lequel la différence entraîne de façon naturelle [...] le rejet. Cette affirmation ne reflète que très partiellement la réalité. Occulter les différences pour tenter d'effacer les tensions me paraît illusoire et dangereux. Il faut au contraire accepter l'existence non négociable de ces différences et apprendre à aimer l'autre non pas en dépit de son altérité mais précisément à cause de son altérité.

Benjigab (bretif@)

La Tartine n°37 - Répondre à cet article
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