Abélard et Eloïse

Abélard et (H)Eloïse, ou l'histoire qui peut se lire depuis deux bouts.

Commençons par notre vision de l'histoire, simple scienteux. Le logicien émérite pourra zapper les deux premiers paragraphes. $\forall$bélard et $\exists$loïse sont deux variables qui représentent des joueurs en jeux logiques. En particulier, le jeu d'Ehrenfeucht-Fraïssé, respectivement Andrzej et Roland. C'est très simple. Disons qu'on a une formule sous la forme $\forall x\exists y\forall z\exists t... \phi$, sachant que $\phi$ n'a plus de quantificateurs ($\forall$ ou $\exists$). $\forall$bélard commence, choisit un $x$ (il peut prendre n'importe lequel) pour mettre $\exists$loïse en difficulté; puis $\exists$loïse répond et doit trouver le bon $y$, et ainsi de suite. A la fin, on regarde si $\phi$ est vraie ou pas : si oui, $\exists$loïse gagne, sinon c'est $\forall$bélard, qui fait un peu l'enflure de service, comme on le verra plus tard.

Le cas fini, c'était facile, mais on peut faire ça à l'infini, c'est plus rigolo. Ceci nous permet de comparer deux ensembles, via une relation de va-et-vient qui construit un isomorphisme ; $\forall$bélard choisit un élément de $A$ et $\exists$loïse doit trouver un élément de $B$ qui vérifie les mêmes propriétés. Puis $\forall$bélard choisit un élément de $B$, et ainsi de suite; le jeu est gagné par $\exists$loïse si il continue ainsi de façon infinie, et même plus loin parfois, mais ne rentrons pas dans les détails : si ça vous intéresse, allez plutôt voir l'excellent cours de Logique & Complexité de Frank Wagner au 2e semestre. En tout cas, ce système très simple fournit l'outil de base de théorie des modèles.

Tout ceci est fort beau; mais qui sont ces fameux Abélard et Eloïse? On peut se le demander, pourquoi avoir choisi des noms aussi tordus, Adam et Eve auraient suffi, etc. La rumeur voulait qu'ils correspondaient à une vraie histoire...

J'avoue ne pas avoir vraiment cherché; mais quand, en me promenant dans une bibliothèque bien achalandée, je suis tombé sur Abélard et Héloïse, correspondance, mon coeur n'a fait qu'un tour et je l'ai lu, avide de savoir ce qu'ils se racontaient en vrai.

Le résumé est vite fait. Mais tout d'abord on ne connaît pas la vraie nature du document, plusieurs théories se valent : c'est un document du moyen-âge, mais sont-ce de vraies lettres, ou un roman monté? Dans tous les cas, voici l'histoire. Abélard est un jeune prof au moyen-âge, dont l'adresse rhétorique génère l'admiration des élèves et la jalousie de ses pairs - il le dit lui-même, en plus de je brillais par la réputation, la jeunesse et la beauté, apparemment pas par la modestie. Il grimpe vite en haut de la pyramide fait bien son cake, et décide de choper : il a flashé sur la brave petite Héloïse, qui a lu des bouquins, incroyable chez une fille. L'oncle de la belle, un nommé Fulbert, lui demande justement de lui donner des cours particuliers. Elle craque pour le beau gosse, pensez bien, avec tant de qualités. C'est la luxure totale. Héloïse tombe évidemment enceinte, son oncle est furax; Abélard décide d'enlever sa copine et de l'épouser, en se disant que ça le calmera. Oui, mais il décide aussi de la cacher dans une abbaye, histoire de faire pression sur la famille. Fulbert rumine sa colère; un jour, il envoie ses sbires couper les attributs virils d'Abélard. Abélard souffre, moralement et physiquement, lâche sa femme et son job - d'ailleurs on ne veut plus de lui sans ses couilles - et rentre vraiment dans l'église, en même temps qu'Héloïse. Il erre un peu partout, mène à un moment une abbaye, puis monte sa propre église, où vient Héloïse (qui ne lui en veut jamais), mais à chaque fois c'est le même problème : il est trop fort, ses cours sont trop bien, alors les autres sont jaloux et lui font des crasses (enfin c'est lui qui le dit). Alors il reprend encore la route.

Tout ceci est dans la première lettre d'Abélard à un ami, celle qui pose la situation. Héloïse tombe dessus et lui écrit : en gros Tu me manques, même sans ton matos, reviens, et arrête de dire que tu vas mourir, et puis tu ne m'as même pas écrit depuis des années. Abélard, du coup, lui répond Oui mon amour, mais non, il vaut mieux que tu pries. Héloïse ne comprend pas (nous non plus) : Bon, si tu veux tout était à cause de moi; mais allez, reviens! Et puis j'en ai un peu marre de consacrer toute ma vie à la Foi, j'y crois pas trop, je pense plus à toi. Abélard répond dans la dernière Mais non, mais non, on est bien mieux chacun de notre côté à se sacrifier pour Dieu, tu verras, c'est bien mieux d'expier. Tout ceci enrobé dans un jargon théologique impressionnant et instructif quand on n'a pas l'habitude.

Arrivé à la fin de la Correspondance, j'étais un peu déçu : quel est finalement le rapport entre ceci et les jeux logiques? Ont-ils juste repris le nom parce que ça collait bien? (D'ailleurs, impossible de retrouver qui a introduit cette notation; si vous savez, merci de me l'envoyer.)

Ou peut-être pas. Finalement, Abélard fait pas mal l'abruti à sortir des exemples tordus (tous sortis du Livre évidemment, seule lecture que personne n'a le droit de remettre en doute), et auxquels Héloïse doit répondre par la raison pour lui demander des choses simples (qu'il vienne lui rendre visite, etc.) Mais finalement, c'est Abélard qui gagne ce coup-ci. Victoire de la religion sur la logique. Deux modèles apparemment pas isomorphes.

GLau

Il y a un H à Héloïse, mais pas en anglais, alors ça va bien quand même.

La Tartine n°39 - Répondre à cet article
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