Réponse à Kipling


Si je ne veux nier l'ouvrage de toute une vie
Ni comparer mes mots à ceux du grand Eluard
Permettez-moi ici de donner mon avis
Sur le choix qui est fait de publier Rudyard.

Il y a plusieurs Kipling. Dans le grand romancier,
Premier Nobel anglais, je ne peux apprécier
L'impérialiste notoire et le dur patriote;
Toute mon âme se soulève face aux morales vieillottes
Qui traversent son texte, bien bâti d'autre part,
(Dont je partage d'ailleurs certains points de vue épars).

Si tu peux être amant sans être fou d'amour
Recherchant le recul et la modération
Singeant le sentiment, évitant la passion,
Je te dénie le droit d'emploi du mot amour.
Il n'y a que sans mesure que l'on aime vraiment
Policer cette folie en ôte tout l'arôme
La raison ne doit pas tout annexer en l'homme
N'écoutons pas Kipling, ce timoré nous ment!

Si tu peux sans un mot te mettre à rebâtir
Ce que tu avais mis cent ans à établir
Si tu réprimes chaque fois, touché par le malheur,
L'expression naturelle d'une légitime douleur
Ta maîtrise m'effraie, ton stoïcisme fait peur,
Tout cela m'apparaît comme une absurde torpeur.
Est-il bien mon semblable, celui qui souffre sans cri?
Pour qui veut être un homme, être humain est proscrit...

Si tu étouffes en toi toute émotion naissante,
Ne finiras-tu pas par exiger des autres
Le même sacrifice, la même vie contraignante?
Avec tes sensations tu condamnes les nôtres.
Sous cette force affichée se cache en vérité
Un manque d'empathie, une forme de cécité,
Un défaut de parole, une asocialité,
Une douleur refoulée, bref une fragilité.

Du reste ton attitude est je crois sans avenir
Tu ne parviendras pas à toujours tout retenir
Ou bien au prix du stress d'une lutte sans répit
Qui t'usera corps et âme, te mettra en charpie.

Un jour une larme coule et tu craques en public
Tu déprimes sans raison, tu es mélancolique
Des chagrins refoulés reviennent les reliques
Pour faire taire leur supplique tu deviens alcoolique

Vouloir être un héros est un fantasme dangereux
Qui pourrait te priver à jamais d'être heureux;
Tu ne seras pas toi tant que tu simuleras
La force imperturbable des guerriers à gros bras.

Vraiment je ne souhaite pas devenir un surhomme
La faiblesse est humaine et je la revendique
Sans le doute nul progrès, ni idée, ni déclic.
Sur cette acceptation s'achève mon erratum
Puisse-t-il aux coeurs sensibles servir un peu de baume
Pour les sentimentaux être un vade-mecum
Aider les mâles qui pleurent à s'accepter sans honte
Aider à assumer tout sentiment qui monte.

Concluons cette critique sur une remarque utile :
Quand l'auteur réaffirme les valeurs viriles,
Il blesse, avant les hommes qui n'y adhèrent pas,
Les femmes qu'il ignore et n'envisage même pas.
En ces temps qui exhortent les messieurs à parler
De tout ce qu'ils ressentent, n'êtes vous pas surpris
D'un propos si macho? Le dernier vers est laid :
Seras-tu donc un homme, ma fille? C'est du mépris
Du mépris qui affecte la moitié des humains
Que cette rime phallocrate soit mise en examen!
Rémige


La Tartine n°39 - Répondre à cet article
La Tartine