Pomme-fu

Manger une pomme est un art. De nombreux maîtres s'y sont essayés, aucun n'a marqué l'histoire de son nom; pourtant leurs techniques sont restées dans la vie de tous les jours. La plupart des amateurs de pommes suivent les rangs - sans le savoir parfois - des deux écoles principales~: l'école des Dents autour du trognon et celle du Couteau de cuisine1. Chacune a elle-même ses subdivisions dans les méthodes employées.

Mais une troisième école, plus secrète, plus fine, a toujours résisté dans l'ombre à la dominance des deux précédentes. Il s'agit de l'école de La Lune jusqu'à la queue. En voici les katas de bases; bien sûr, chaque point pourrait être rediscuté mille fois; c'est ici une introduction bien élémentaire.

L'attaque de la pomme a toujours divisé les plus grands maîtres; toujours est-il qu'une entrée dans la pomme doit se faire avec la confiance qu'apporte une longue méditation; et toujours perpendiculairement à l'axe principal de la pomme. Puis les coups de dents peuvent partir en faisant tourner la pomme selon cet axe (technique dite de la Roue du Moulin) ou bien profiter de la meilleure prise pour attaquer directement le haut de la pomme (L'Escalade de la Pomme-yama).

C'est après ce passage que l'école a rencontré son plus grand conflit au XIIe siècle~: fallait-il manger le trognon en dernier, ou bien laisser un peu de pomme à la fin? Ceux qui défendaient la première idée furent finalement traités de n'être qu'un vil prolongement des Dents autour du trognon, école haïe, et condamnés au bannissement ou à la décapitation immédiate (ce que la plupart choisirent). Nous suivrons donc la deuxième méthode.

Pour accomplir son but, le disciple doit croquer la pomme par à-coups (sans toucher au trognon) selon un angle total d'au moins 220 degrés - c'est à cet angle que le trognon dévoile ses angles au mieux. C'est le moment de percer ses défenses.

Ici se situe le passage le plus délicat~: le coup de dent décisif, celui qui peut faire basculer le sens de l'oeuvre... car il s'agit à la fois de porter un coup au centre exact de la pomme, tout en évitant les parois rigides, protectrices des pépins, qui pourraient s'infiltrer entre les dents et provoqueraient un drame. De nombreux novices ont vu leur carrière périr à cet instant.

Si les dents ont été comme la lame qui plonge d'un coup dans le vif du torrent, comme le colibri qui d'un hochement de tête recueille le pollen au coeur de la fleur, alors le plus difficile est passé. Le premier pépin doit être avalé, ainsi que ce qui l'entoure. Alors, le deuxième pépin s'offre à l'amateur qui déglutit plusieurs fois avant de se laisser tenter; puis il va chercher cette délicatesse et la croque d'un coup, libérant un enivrant arôme d'amande... après une longue détente, il peut reprendre sa course, chassant l'un après l'autre les pépins survivants. Puis, pour en finir, dévore l'ensemble du trognon.

Ne reste alors plus dans sa main que l'autre côté de la pomme - de 140 degrés donc, ou moins, auquel pend encore la queue solide. Il convient de manger avec respect cette part, car elle est le souffle ténu qui suit la tempête. A bouchées mesurées, l'amateur recueille les morceaux de pommes qui calment son palais après les extrêmes saveurs du trognon.

Finalement, dans sa main, une brindille reste. C'est avec pudeur que nous nous retirons pour la décision finale, qui doit être prise dans l'intimité~: confier cette brindille à sa mère Nature, ou bien la garder un long moment dans sa bouche, la mordillant de temps à autre pour faire surgir un goût de bois frais, jeune, comme une conclusion délicate à ce moment ineffable.

GLau

[1] Rien à voir avec celle de Ken le survivant. Ou bien on m'a menti.

La Tartine n°51 - Répondre à cet article
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