Lutte collective et libertés individuelles

Il me semble important de revenir sur le clivage blocants/anti-blocants et sur ses causes profondes, des différences de conceptions de l'action collective et du respect des libertés individuelles.

La plupart des arguments du courant anti-blocage - pas de panique, je les explicite plus loin - peuvent se résumer grossièrement par trois affirmations : (1) le mouvement n'aurait pas de légitimité, (2) ses méthodes ne seraient pas démocratiques et (3) ses actions atteindraient la liberté individuelle des non-blocants.

Avant de passer à l'analyse proprement dite des différences qui polarisent la société estudiantine, rappelons les causes du mouvement anti-cpe/cne/lec et de sa radicalisation. Causes qui ne sont pas sans rapport avec les trois reproches suscitées.

Causes du mouvement anti-cpe/cne/lec : crise de notre république représentative et attaque anti-sociale

Ce mouvement est une réponse à la violence de l'état (violence policière et judiciaire(*)*La répression est par endroits (Paris, Rennes, Poitiers, etc.) extrêmement dure. 5000 arrestations selon la police, souvent arbitraires. Des centaines de jugement en parutions immédiates. Des manifestants non-violants ayant eu le malheur de se faire rafler pendant une manif écopent de lourdes amendes et de prison ferme!) et surtout au passage en force tenté par le gouvernement (violence dans les méthodes et violence sociale).

Cette déplorable attitude de l'exécutif motivée par des raisons de basse politique politicienne est inédite, néanmoins elle est symptômatique d'un système.

M de Villepin ne fait que radicaliser la violence et le dédain de notre système politique : notre république représentative. Puisque représentative n'est pas un mot assez fort, j'irai même jusqu'à la qualifier de post-représentative. République dans laquelle nos politiques sont des professionnels du pouvoir. République subie par les individus plutôt qu'acceptée, mal-confortée par des élections qui, soit ne passionnent personne, soit sont qualifiées de symptôme de crise (21 avril, référendum sur le TCE). République sourde aux aspirations du peuple, dans laquelle la ligne politique de tout un quinquennat est déterminée par l'élection d'un homme. Élection elle même déterminée après une campagne orientée par la loi de l'audimat et pire, par TF1. Système inébranlable malgré ses multiples crises et ses je vous entends. République accaparée par une alliance de classes bourgeoises (celle des politiques et celles(*)*Attention j'utilise ici le concept de classe. Bien-sûr tous les dirigeants des moyens de production ne sont pas des exploitants paresseux aux dents longues pointues et creuses. Par ailleurs j'utilise le pluriel pour signifier que la classe des patrons est plurielle (cf. la différence entre le Medef et la CGPME). Elle se distingue aussi par deux caractéristiques inédites, sa virtualité et sa non-localité (cf. bourse et fonds de pension). des dirigeants et propriétaires des moyens de production et de communication). République sans aucun contre pouvoir populaire, du fait de l'éparpillement du peuple dans un continuum de classes exploitées. Système où l'apolitisme extrémisme est devenu normal et dans lequel l'adjectif politique a pris une connotation péjorative. Système où les valeurs les plus respectées sont l'individualisme et la liberté d'entreprendre.

La critique de ce système ne fédère pas encore une force déstabilisante. Mais elle s'est exprimé de façon plus ou moins implicite à travers les récentes crises qu'a traversées le pays. Par exemple l'union contre-nature extrême droite/gauche anti-libérale lors du référendum sur la constitution européenne s'y retrouvait.

La gauche républicaine doit pleinement prendre en compte cette critique. Ne pas le faire ferait le lit du FN, qui dans la tradition de l'anti-parlementarisme des ligues d'extrême droite des année 30 attire à lui une partie des classes populaires souffrant des conséquences de ce système caduc.

Le fantastique bouleversement que serait la remise en question de ce système ne serait pas sans conséquences sur notre petit (ou gros) confort. La France n'en veut donc pas. L'alliance tacite entre les classes dirigeantes bloquent tous débats. De plus, une vieille confiance doctrinale en la République est profondément ancrée dans la conscience populaire. Les élections sont dans un an, pas la peine de désorganiser le pays en faisant la grève pour un oui ou pour un non. Les français les ont mis au pouvoir, laissez les gouverner! Ces aspirations à une pacification de la vie politique française sont légitimes mais sans un véritable changement de paradigme, passant notamment par une transformation radicale des méthodes du pouvoir, elles resteront lettre morte.

La nouvelle façon de diriger devra prendre pleinement en compte les luttes de classes (et plus généralement des groupes de pression), pour cela, nous devons aller vers une prise de conscience de la part des classes populaires de la nécessité de leur union face aux classes dirigeantes.

Pourquoi toute cette débauche d'énergie dans ces luttes violentes? Pourquoi cette absence de concertation? Pourquoi notre démocratie officielle, impliquant des individus face à l'Etat, est incapable de produire des réformes modérées et acceptables? Peut-être parce qu'on conçoit trop la société comme un ensemble d'individus isolés et pas assez comme un ensemble de groupes, sociaux, idéologiques, religieux, ou encore définis par l'appartenance à une corporation.

Ces groupes, en se conscientisant, peuvent produire des forces qui déplacent l'équilibre de la société dans le sens des aspirations les réunissant. Et ceci, pas seulement grâce aux votes individuels de leurs membres. Créer un lobby, un syndicat ou une ONG, jouer d'un pouvoir spécifique (par exemple les dirigeants dans les entreprises), manifester ou faire grève sont les moyens de ces luttes de force.

Le clivage blocants/antiblocants

Il est temps de revenir à ce qui motive l'écriture de cet article, le clivage blocants/anti-blocants, d'abord en résumant les arguments et contre-arguments des deux camps.

Les pro-blocages avancent que le blocage n'est pas une fin en soit, mais un moyen. Moyen adapté seulement dans des situations bien précises, implicant un rapport de force favorable et une relative acceptation de la masse silencieuse. Le blocage serait indispensable pour les mobilisés pour des raisons pratiques, possibilité d'utiliser des locaux et possibilité de participer pleinement à un mouvement sans prendre trop de retard. D'un autre côté, il est indéniable que le blocage a une forte portée symbolique et donne une visibilité médiatique au mouvement (longtemps, le fait le plus marquant pour les médias, faisant office de thermomètre de la mobilisation, était le nombre de facs bloquées). Le blocage serait aussi un moyen efficace pour élargir le mouvement, attirant de fait l'attention des étudiants les plus apolitiques et aidéologiques, provocant ainsi un débat si difficile à enclencher. Il serait une étape non-violente dans la radicalisation du mouvement (extrémité parfois nécessaire). Enfin, l'argument empirique de l'expérience historique conforte cette méthode. Par exemple, sans les blocages (en particulier rennais) de février, le mouvement n'aurait même pas effleuré Lyon, le CPE serait aujourd'hui appliqué et la tendance aux réformes libérales et antisociales serait confortée.

Les arguments des anti-blocages sont de plusieurs ordres.

- Blocage inefficace pour l'élargissement et décrédibilisant le mouvement. D'abord, l'efficacité du blocage pour l'élargissement du mouvement est contesté, puisqu'il rangerait du côté des anti-mouvements une partie des sans-opinion. Il décrédibiliserait le mouvement dans l'opinion publique en faisant passer les mobilisés pour des glandeurs refusant l'éducation (déjà qu'ils refusent le travail en refusant le CPE !!:). Ces arguments sont pertinents, ils doivent être pleinement considérés lors de décisions au sujet du blocage.

- Mouvement illégitime. D'autres arguments contestent la légitimité du mouvement étudiant dans sa globalité. Nous serions seulement des étudiants bourgeois ne connaissant rien aux problèmes de la société en général et du monde du travail et au problème du chômage en particulier.

On peut répondre que nombre d'étudiants ne sont pas si bourgeois que ça et connaissent le monde du travail, l'intérim, les stages et la précarité. On peut répondre que les ruptures générationnelles sont inhérentes aux sociétés en mouvement, et même qu'elles leurs sont salutaires. On peut répondre que nous, jeunes intellos rebels avons le devoir de faire avancer le monde dans des directions nouvelles et que nous sommes l'avenir !

On peut enfin répondre que ceux qui nous imposent par la force les réformes libérales et anti-sociales sont seulement des patrons ou encore seulement des technocrates ou encore seulement des politiciens de droite. Je me doute que ce renversement ne vous convint pas tout à fait. Et pourtant il y a du vrai ! Les libéraux s'approprient le vocabulaire des progressistes (même celui des internationnalistes!!) et nous renvoient habilement à notre position de conservateurs attachés à nos privilèges. Beaucoup tombent dans le panneau, pourtant énorme de ce renversement conceptuel. Les partis des classes dirigeantes se seraient appropriés les beaux idéaux de la gauche, partage, fin des privilèges et internationnalisme! Ceci est une grande blague malheureusement mal contrée par une gauche en manque de solutions et surtout d'unité.

- Méthodes anti-démocratiques. Les bloqueurs sont souvent accusés d'employer des méthodes anti-démocratiques. Les AG n'auraient aucune légitimité. La tribune serait impartiale et tricheuse. Les votes à mains levés relèveraient de la manipulation. Ce serait un scandale de ne pas écouter les masses silencieuses.

Les règles de la démocratie ne sont absolument pas uniques ! Elles doivent être choisies en fonction de la situation et leur acceptation relève aussi de la démocratie. Ce mouvement de réponse à une crise de notre démocratie représentative utilise une démocratie adaptées à l'action, la démocratie participative et directe. Des méthodes privilégiant le respect et le dialogue contre la gueulerie ont été empruntées au mouvement altermondialiste (tours de parole minutés, gestes remplaçant les huages et applaudissements). Mais la démocratie ne va pas de soit et est très difficile à administrer. Les dérapages dans la violence (verbale et gestuelle) sont rares et le fait d'une minorité de personnes, minorité aussi (si ce n'est surtout) constituée d'anti-blocants, d'anti-mouvement, de mecs de l'UNI et de fafs. Quant au problème de l'écoute des masses silencieuses, il est constitutif de la démocratie. Dans notre république, l'abstention n'a d'autre valeur que d'être un symptôme de crise... tout juste un peu préoccupant. Enfin, un argument empirique plaide en la faveur des mobilisés : les anti-bloqueurs(*)*Total respect pour le CLE, Comité pour la Liberté des Etudiants, qui se bas dans les règles pour la reprise des cours. ont a certaines AG la majorité, AG qui votent donc contre le blocage. Les cours reprennent alors normalement.

- Droit (de l'Homme?) d'aller en cours. Il y a ensuite l'argument droit-de-l'hommiste, complètement idiot, puisqu'il confond connaissances et cours ; personne n'attaquerait une maman qui a privé son bambin de dessert à la cours européenne des droits de l'Homme ! L'existence d'un autre droit fondamental doit aussi être rappelé : Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. C'est l'article 35 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 24 juin 1793!

- Liberté individuelle et opinions. J'en terminerai par l'argument le plus usité : l'atteinte à la liberté individuelle au nom d'opinions, par essence incertaines. Ce double argument est extrêmement symptomatique de l'état d'esprit de la société, état d'esprit trop bien représenté à l'ENS science. (1) La liberté individuelle prime sans aucune exception sur les luttes collectives. (2) Les opinions sont trop incertaines pour pouvoir légitimer toute lutte (retour du bâton de la foi en le communisme après la découverte des horreurs du totalitarisme). Mais pourquoi diable le système français de formation des élites scientifiques privilégie-t-il autant l'individualisme et l'hyper-rationalité(*)*Ce qui ne veut pas dire mieux rationnel que rationnel!? Ne soyons pas extrémiste dans cette voie.

Si ce n'était déjà trop long, je vous parlerez des différentes attitudes du scientifique face à la chose publique. Citons seulement les noms de Einstein, Heinsenberg, F. Joliot-Curie et Reeves. Alors qui est l'intrus (*)*Attention, nombreuses réponses possibles...? Et vous?

En conclusion : oui, je suis pour le blocage quand c'est un moyen adapté au moment, quand il a été décidé pendant une AG légitime où tout le monde a son mot à dire et par un vote clair. Oui, je suis pour oublier ton droit d'aller en cours(*)*Avec des arrangements bien-sûr, par exemple pour ceux qui préparent des concours, ou pour les étudiants étrangés, etc. pour faire avancer une cause collective. Oui, je crois en la légitimité du mouvement et à son devoir de défendre par tous les moyens qui semblent adaptés, dans le respect de l'humanité et des personnes, nos opinions raisonnées.

Pierre

PS : A l'heure où je termine cet article, le remplacement du CPE vient d'être annoncé par de Villepin!! Merci aux Rennais et aux autres d'avoir perdu 2 mois de cours. La lutte contre la LEC, le CNE et plus généralement contre la droite décomplexée de Sarko continue.

PS2 : Merci à la relectrice anonyme.

La Tartine n°53 - Répondre à cet article
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