La liberté et la démocratie,

ennemies intimes?

Je me permets de répondre aux deux articles publiés dans la Tartine à propos d'un débat qui commence à me plaire assez puisque nous sortons du cadre rigide du CPE pour entrer dans un vrai débat. Je reviendrais d'abord sur le ton employé dans ma missive qui a été quelque peu contesté. En remettant l'article dans son contexte, il a été écrit juste après l'AG, et par conséquent, empreint d'un certain ressentiment à l'égard de ce à quoi j'avais assisté.

Le ton employé est en rapport avec celui que j'ai perçu dans la salle, où je n'ai vu nul dialogue, ce qui m'a pour le moins exaspéré, et néanmoins, puisque visiblement le ton grandiloquent convainc les foules (à ce qu'il m'a paru), je me suis décidé à l'utiliser, sans pour autant renier les fortes émotions qui m'ont quelque peu transcendé:-) - notez que je persiste concernant le STO, il n'y a pas eu de huée mais bien une approbation de la part des personnes autour de l'intervenant, mais même, sans tenir compte de cela, cette remarque blessante et méprisante vis-à-vis de la personne qui avait dit qu'il fallait respecter les lois établies par la République, n'avait rien à faire ici.

Passé ce point, je souhaiterais m'intéresser aux arguments énoncés bien clairement (pour la plupart) par Pierre qui me semblent enfin appeler au dialogue (il serait temps). Je pense qu'une AG pratiquée sur ces bases aurait été tout à fait constructive. Je dois quand même avouer que certains termes marqués m'ont gêné à ta lecture, et m'ont gêné tout au cours de l'affaire. L'emploi du mot précarité est problématique à mon sens. Précarité d'esprit peut-être, de moyens me laisse songeur.

Comme gentil petit fils de bourgeois, j'ai voyagé beaucoup, et vu de mes yeux ce que l'on appelle vraiment la précarité (du genre dans les township de Joburg), et comment les gens vivent avec. Cela n'a rien à voir avec ce qui se passe en France, me répondra-t-on. Peut-être, mais je crois que c'est bien là ce qui correspond à la définition de la précarité. Je n'ai pas dit pour autant que des gens dans une réelle précarité n'existent pas en France, malheureusement, mais ce n'est pas du tout le même niveau que celui auquel sera confronté quelqu'un pendant 2 ans. Cela doit les faire bien rire d'entendre des étudiants dire 2 mois de blocage contre une vie de précarité, j'ai choisi. Eux non, ils sont dans la merde depuis le début et CPE, pas CPE ce n'est pas ça qui changera les choses, mais là n'est pas le débat.

Il faudrait également peut être arrêter de diaboliser les patrons: même si je prends en compte ta remarque, le fond du problème, tu en conviendras, est également que les Français ne font pas confiance aux patrons et dès qu'une initiative un peu dans leur sens est lancée, elle est reçue d'abord par la méfiance avant un quelconque dialogue. Cela vaut d'ailleurs dans les deux sens. [Je précise que cette idée vient de fait de la précédente car dans l'interview d'une jeune étudiante dans la rue, les deux idées étaient liées, désolé de ne pas sembler tout à fait ordonné].

Certes, il y en a des très mauvais, des exploiteurs qui s'en seraient donné à coeur joie avec le CPE. Pour autant, la plupart des patrons sont des gens comme vous et moi, ils cherchent à vivre, à faire leur job. Si leur job est de faire marcher leur entreprise pour ne pas être à la rue, ils garderont les gens qui bossent bien mais il est normal qu'ils puissent virer quelqu'un qui ne fout rien dans leur entreprise, sans pour autant se retrouver avec un procès aux prudhommes, à partir du moment où il a fourni les preuves de ce qu'il avance. Et c'est bien là ce qui aurait été intéressant avec le CPE nouvelle mouture, parce que, maintenant qu'il a été retiré, on est de nouveau à la case départ, en ayant reçu les 20000 dollars, certes (à cette occasion le gouvernement pratique la politique panem et circenses chère à la gauche [dès que la raison reprend le dessus sur la passion, on retrouve son latin non?], mais je ne crois pas vraiment à ce geste fait pour apaiser les foules mais qui n'amènera rien, comme tant d'autres).

Le mot symbole m'a également gêné. Comme je l'ai dit souvent (on me dira que j'ai tort, maintenant que cette politique de blocages a porté ses fruits mais bon), je ne crois pas que bloquer les universités, symboles de la connaissance et non du pouvoir, soit la meilleure solution. Bloquer les administrations, à mon sens, aurait été efficace plus rapidement, et aurait montré, pour le coup, les gens vraiment motivés par leur avenir (parce que c'est beaucoup dangereux de bloquer des symboles de la république plutôt que des lieux étudiants et entre nous, je pense que le gouvernement se fout pas mal de voir des étudiants perdre un an, par contre une semaine d'administration perdue, ça les foutrait vraiment dans la merde). Ca c'est juste mon conseil pour la prochaine fois;-).

Le mot qui m'ennuie le plus est certainement légitimité. En effet, je ne vois nulle bonne explication de l'argument mouvement illégitime. D'abord, je ne suis pas d'accord avec ta dénomination. Le mouvement est tout à fait légitime; puisque tu rappelles l'article 35 de la DDHC version montagnarde (qui n'est néanmoins pas celle à laquelle on se réfère habituellement, cet article n'y figurant pas), j'en profite pour dire que je suis tout à fait d'accord avec son utilisation en réponse à des abus politiques. Pour autant ses votes ne sont légitimes qu'au sein de lui-même, et ne peuvent s'appliquer à l'ensemble de l'établissement, puisque les gens mobilisés décident, certes, mais ne peuvent décider que pour eux, et en aucun cas pour les autres, n'ayant pas été choisis par les autres en question. Je veux dire par là que se mobiliser, c'est bien, mais ça ne donne aucun pouvoir légitime sur la destinée des autres, à moins que ceux-ci ne te la délèguent en leur âme et conscience, ce qui, à ma connaissance, n'a pas été fait.

Et lorsque tu dis que les règles de la démocratie doivent être choisies en fonction de la situation, je dis Stop!

La démocratie a été définie précisément, par de la paperasse de type constitutions et lois, c'est un avantage comme un défaut, mais quelque chose sur lequel on ne peut pas revenir. Ce qui tu dis là, c'est comme si je choisissais les lois qui doivent s'appliquer à mon cas personnel au temps T dans le lieu L. Ca ne marche pas comme cela. Des gens élus par le peuple (on peut presque espérer qu'en 45, il y avait une réelle volonté politique de faire quelque chose de bien), ce qui là leur donne une légitimité au sein du mouvement appelé peuple français, ont choisi un système, des lois pour ce que l'on a appelé démocratie française.

C'est quelque chose contre lequel tu ne peux pas aller, ou alors tu ne te réclames plus de la démocratie française mais du système que tu veux toi-même établir. Le fait que des anti-AG aient gagné dans certaines facs ne donne pas plus de légitimité. Ce n'est pas un gage de démocratie, mais seulement des personnes qui ont voté au sein de leur regroupement nommé AG leur mode de fonctionnement. L'élection est le fondement de la démocratie, quand tous ne peuvent voter (ou cela peut se faire très simplement par un simple référendum où tout le monde est convié à voter, et là, aucune légitimité si ce n'est celle de l'ambiguïté de la question ne peut être contestée). Après, si tu ne veux pas de ces règles, libre à toi d'en faire d'autres, mais alors je ne comprends pas pourquoi se réclamer démocratique.

L'argument droit-de-l'hommiste idiot ne l'est pas pour moi, il donne juste une légitimité toute relative encore une fois à ce que je raconte et montre que mon côté anarchiste n'écoutant que ses libertés individuelles peut même trouver un fondement républicain (entre nous, une petite remarque en passant, je ne crois pas que ce soit fondamentalement les anti-CPE les plus radicaux qui soient franchement les anarchistes: bien au contraire, les mouvements que j'ai cru voir en France ne voulaient pas avancer mais reculer, jamais construire après la destruction, conserver les petits acquis sociaux qui leur assureront une retraite et pas une vie de précarité alors qu'à mon sens, l'anarchiste de base se fiche pas mal de cette vie de précarité s'il vit pour ses idées, mais bon je dois idéaliser l'anarchie et oublier les conseils déviants (car donnant une orientation politique à un mouvement qui a priori va étymologiquement à l'encontre de tout pouvoir) de Proudhon et Bakounine).

En d'autres termes j'aurais pu dire, toujours en arguant du fait que je ne veux pas que l'on m'empêche d'avoir accès à la connaissance si ce dernier passe par des cours (j'aimerais éviter d'avoir une réponse du type Il n'est pas foutu de lire un livre, il a besoin de profs, ce n'est pas ce que je sous-entends, je parle plutôt de la libre possibilité de pouvoir dialoguer - encore! - avec eux) que si des gens utilisent des moyens illégitimes (suivant la démonstration que j'ai faite plus haut) pour bloquer mes libertés, j'en emploierai également des illégitimes et ne concernant que le regroupement moi pour les recouvrer.

Néanmoins, puisque tu cites aussi la DDCH, dois-je rappeler que chaque article doit être considéré de manière égale, comme je l'avais précédemment dit, et donc, qu'aucun ne prendra le dessus à ce petit jeu-là?

J'aimerais pour conclure attirer ton attention sur ta propre conclusion. Toute intéressante soit-elle, elle se contredit. En effet, tu reproches à chacun ici son caractère individualiste. Pour autant, toi-même, tout au long de cet article, tu n'as fait que défendre une opinion toute aussi individuelle.

Je m'explique: ton opinion, peut-être représentative d'un groupe de personnes, ne représentera pour autant jamais un collectif si ce n'est le collectif que tu as toi-même défini, ce que je n'ai cessé de ressasser pendant tout mon article. Pour rappeler la chose, l'AG n'a réuni que 200 personnes, ce qui ne constitue en rien un collectif des 2000 étudiants des deux ENS (vous m'excuserez l'approximation, je ne connais pas les chiffres), et au sein même de ces personnes, ton opinion, toute partagée soit-elle par un groupe de personnes, n'aura de poids qu'au sein de ton groupe, à moins d'avoir été acceptée par l'autre groupe. Il est légitime de faire une AG, par contre, si tu veux que son action soit légitime, elle doit être acceptée par tous, par le biais d'un vote clair, comme tu le dis, qui n'est pas un vote à main levé dans une salle qui ne peut contenir tous les élèves, mais en organisant un vote comme pour n'importe quelle élection, où ton vote est secret (pour ceux qui ne peuvent assumer leur opinion en public) et qui là ne pourra souffrir de contestation.

Thibaud

PS: à l'heure où je termine ces lignes, la gauche et le PC ont voté contre la nouvelle proposition de loi de l'UMP, faite en concertation avec les syndicats. Quelqu'un peut-il m'en expliquer l'intérêt? Définitivement, quelque chose ne va pas en France.

La Tartine n°54 - Répondre à cet article
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